| 08.10.2013 à 08h19 |
Par Michel Agier (Anthropologue, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement et directeur d”études à l’École des hautes études en sciences sociales).
Jeudi 3 octobre, entre 480 et 520 migrants venus de Libye ont fait naufrage au large de l’île italienne de Lampedusa, à quelques ncablures des côtes de l’Afrique du Nord. Face à cette nouvelle tragédie, quelle politique d’accueil l’Europe peut-elle mettre en place ?
S’émouvoir bien sûr. Plus de 210 morts et près de 150 disparus, tel est le bilan à ce jour du naufrage en Méditerranée d’une embarcation où s’étaient risqués des migrants somaliens et érythréens principalement. Le temps de l’émotion est largement mérité pour celles et ceux qui sont déjà morts en Méditerranée ces dernières années, comme il est mérité pour les survivants qui ont affronté l’horreur de la traversée mais aussi les conditions déplorables de la clandestinité dans laquelle les administrations européennes ont décidé de les enfermer. Car créer des ” clandestins “, c’est bien la décision d’un Etat (qui peut aussi bien décider de les ” régulariser “).
Combien d’émotion faudra-t-il pour qu’on arrête de s’émouvoir et qu’on commence à réfléchir aux dispositifs mortifères que l’Europe a mis en place depuis les années 1990 contre les migrants pour faire le tri, excluant les indésirables (ils viennent surtout des pays dits ” du Sud “), les rejetant ou les maintenant dans une clandestinité propice à la surexploitation de leur travail, ou en attente dans des camps ?
La chasse à l’étranger est terriblement meurtrière. Ni ” immigrés ” (puisque sans arrivée), ni ” réfugiés ” (ils n’ont pas pu faire de demande d’asile), ni ” clandestins ” (le droit n’a pas statué sur leur condition), ils sont morts en migration. Or, c’est précisément cette mobilité, pourtant valorisée comme la marque d’un monde cosmopolite moderne et fluide lorsque nous parlons de nos vies, qui est la cible des polices et des gouvernements nationaux lorsque nous parlons de celles des ” autres “.
Les politiques publiques de dissuasion de la migration ont été coordonnées au niveau européen à partir du début des années 2000. La France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et l’Italie, avec à ce moment-là la collaboration du Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR), ont commencé à imaginer les règlements limitant l’exercice du droit d’asile (déclaré en 1948) et un contrôle accru des migrations et des frontières (création de l’agence de police européenne Frontex en 2005). Outre les mesures administratives et la construction de murs et grilles empêchant les passages, le développement des propagandes contre l’étranger en général a été la marque de la plupart des gouvernements des pays européens. La France n’est pas en reste et l’invention permanente d’un ” étranger ” abstrait, fantomatique et repoussoir y a répandu de haut en bas la xénophobie comme idéologie d’Etat, bonne à penser, ” gouvernementalement correcte “. Les élites politiques prennent une responsabilité considérable lorsqu’elles désignent cet étranger-là comme le coupable d’une crise économique ou une menace pour la nation. Les morts de Lampedusa étaient évitables. Ils sont le produit direct des propagandes gouvernementales européennes contre l’étranger. Avec pour effet, d’une part, une criminalisation de la migration et des migrants et, d’autre part, le recours périlleux aux passeurs et à une économie de la prohibition pour tous ceux pour qui la mobilité continue d’être, quoi qu’on fasse, une solution vitale.
Cependant cette hostilité des gouvernements européens n’est qu’une petite part de l’expérience de la mobilité internationale de ces derniers mois. Si les quelques dizaines, tout au plus, de Syriens qui tentent d’être accueillis en France ne trouvent que le harcèlement policier en réponse et manifestent pour demander à partir en Angleterre, ils ne représentent évidemment pas une ” invasion ” de migrants. En revanche, les pays limitrophes de la Syrie marquent une solidarité sans comparaison avec les déplacés syriens, à l’image du Liban, qui en accueille près d’un million (pour quatre millions d’habitants au Liban !), et la Jordanie un demi-million. Une solidarité qui fut exercée par la Tunisie en 2011 à l’égard des migrants venant de Libye. Et aujourd’hui encore les Somaliens se dirigent principalement dans les pays limitrophes. Ils sont plus de 450 000 dans le camp de réfugiés de Dadaab au nord-est du Kenya.
Ce qui se passe au sud de la Méditerranée, en Libye, au Proche-Orient, en Egypte pourrait être l’occasion de manifester une solidarité internationale. En France, par exemple, la question des étrangers, des réfugiés et des migrants est traitée comme une affaire de police, ce qui vient d’être confirmé par la création le 2 octobre au sein du ministère de l’intérieur d’une Direction générale des étrangers en France. La transférer au ministère des affaires étrangères marquerait un engagement vers le point de vue politique de la reconnaissance. Mettre en oeuvre des voies légales pour l’immigration permettrait d’affaiblir le poids de la clandestinité et ses risques.
Cela peut se faire en participant activement au programme de réinstallation du HCR pour les réfugiés syriens au Proche-Orient, subsahariens en Libye ou au Maghreb ; ou en activant des règlements existant déjà à l’échelle européenne comme le statut de ” protection temporaire ” (2001) ou de ” protection subsidiaire ” (2004). Sans résoudre la question centrale du droit à l’égalité dans la mobilité, ces mesures donneraient un signe d’humanité. Elles diraient qu’il n’est pas indispensable de risquer sa vie encore, pour espérer la sauver. Le début d’une autre politique migratoire.
Michel Agier